Témoignage

Il y a trente six ans j’ai eu la chance d’être pendant deux ans l’élève d’Antoine Vitez à l’école Jacques Lecocq .

Depuis ma vie a pris tout un autre cours, je suis devenue médecin et pourtant je mesure chaque jour combien tout ce que j’ai reçu d’Antoine reste vivant dans ma manière de travailler en tant qu’haptopsychothérapeute.

L ‘haptonomie est une science humaine, très inspirée par la phénoménologie, qui se définit comme science de l’affectivité. Elle implique un contact tactile, elle n’est pas pour autant une thérapie corporelle mais une approche de l’humain dans la réalité de sa globalité. Elle permet d’aider les humains à tous les âges de leur vie y compris dans l’accompagnement haptonomique de la grossesse normale ou pathologique.

J’ai donc des patients de moins 9 mois à 90 ans qui viennent me voir pour des souffrances très variées. C’est un type de thérapie dans laquelle le thérapeute ( que nous désignons comme ‘accompagnant) doit être très créatif puisque que l’on doit inventer sans cesse ce qu’il convient de faire en fonction de ce qui se passe dans l’ici et maintenant, en fonction de ce que l’on ressent comme juste.

Chaque séance pouvant aller du simple contact affectif à l’utilisation de médiations les plus diverses. Nous pouvons ainsi avoir recours à la terre glaise, les yeux éventuellement bandés, au dessin, au chant, à la musique, à la danse et au jeu.

C’est une approche qui accorde une grande place à la manière dont les perceptions dans leur ensemble et dans leurs subtilités analytiques individualisées affectent la rencontre, la pensée et l’affectivité de ceux qui la vivent et la dynamique de l’histoire du sujet. Et cela de sa vie intra utérine et jusqu’à sa mort.

Avec mes patients j’ai un souci constant à la fois conscient et non conscient de la grammaire du souffle, du geste, des émotions et éventuellement de la parole qui s’unissent pour créer une véritable syntaxe de l’échange entre l’accompagnant et l’accompagné.

Cet accompagnement thérapeutique amène parfois les patients à se reconstruire à partir d’un travail sur les périodes très archaïques de leur histoire. Surgit alors une dimension pédagogique, haptopédagogique qui ressemble à celle de tout travail pédagogique quand il est fait avec respect pour le chemin de l’autre.

Dans ce domaine le souvenir du travail avec Antoine constitue un engramme profond et nourricier. Il m’a donné la possibilité de prendre avec ce que vivent les patients une profondeur de champ qui permet tout en restant proche d’eux de théâtraliser leur situation et de la contempler comme si elle nous était donnée à voir de l’extérieur.

Tout à coup ceux avec lesquels ils sont douloureusement aux prises et eux mêmes apparaissent comme des personnages de théâtre emplissant un espace scénique que l’on peut décrire, aménager et styliser au gré des situations.

Arrivent alors le coryphée, le bouffon, Trissotin ou Pantalon. Ce sont ses proches ses collègues, amis , voisins, c’est lui c’est elle, leurs entrées sont tragiques ou comiques, ils font des apartés. Et voilà qu’à travers cet artifice, cette distance et ces contre champs tout se dédramatise.

Nous découvrons ensemble une dynamique face à laquelle ils ne sont plus réduits à l’impuissance parce qu’elle est devenue lisible.

Cela n’a rien à voir avec du psychodrame, c’est juste une capacité de voir de loin dans le contexte qui permet ce déplacement salutaire. Ainsi on peut voir un enfant qui était écrasé depuis sa naissance ou sa toute petite enfance par une histoire tragique en devenir le héros et l’endosser avec fierté, il la porte, elle ne l’écrase plus.

Quand j’accompagne un enfant avant sa naissance en guidant ses parents pour qu’ils aillent à sa rencontre je lui permets de découvrir, dans la sécurité affective qu’il y a déjà du plaisir dans les échanges et les jeux. Il découvre le bonheur de danser entre les mains de ses parents, qui le reconnaissent comme un autre véritable, un interlocuteur valable, un proposant dont ils sont prêts à suivre les invitations et à respecter les refus.

Tous les enfants bien avant d’être nés sont en quête de signes et de sens. Il s’agit pour moi d’une humanisation précoce qui donne à cet enfant un sentiment de sécurité de base grâce auquel il entrera dans la vie aérienne avec plus de forces et de courage. Ce travail à l’origine et sur l’origine est une tentative d’apporter à ces futurs citoyens cet éveil particulier qu’Antoine attendait de ceux qu’il rencontrait.

C’est un appel à jouer sa vie dans la relation à l’autre, ce qui plus tard fondera une manière de se considérer toujours comme une partie d’un tout qui nous dépasse mais qui implique, à chaque instant une responsabilité éthique.

Il me semble que cela colle bien avec cette responsabilisation qu’Antoine attendait de nous à chaque instant quelle que soit l’activité à laquelle nous nous livrions.

Quand je fais cela je me sens en accord avec la manière qu’il avait de faire toujours confiance à la vie, malgré tout. Il ne refusait jamais de parier sur les humains. Il faisait une confiance, parfois désespérée peut être, à ce qui germe à notre insu ou à notre su dans un incessant pari sur l’avenir.

Par bribes je peux discerner aussi des éléments divers :

Je puise dans le souvenir de sa manière d’être avec nous le sentiment que tout est important. Quand il s’agit d’être là, au service de la vie, de l’autre, des autres, tout compte. L’attention devrait réussir à être à la fois en même temps analytique et diffuse. Il s’agit de se laisser imprégner par une ambiance, une lumière et en même temps comprendre au plus profond ce qui se passe là, ce qui est en jeu derrière ce qui se dit et se montre. Toujours débusquer le réel de la situation derrière la réalité offerte aux sens. Ressentir ET penser en même temps dans un aller retour incessant.

Certains patients se croient  » distribués dans un emploi  » et ne peuvent s’y épanouir, ils se croient dans la réalité mais la réalité c’est que la position dans laquelle ils se sont mis les pousse à  » jouer  » leur vie sur un mode réaliste, ce qui les place dans une douleur extrême qu’ils croient consubstantielle de la vie, alors qu’il ne s’agit que de leur vie telle qui la jouent sans la vivre. Il m’avait permis de saisir cela bien avant que j’imagine un jour devenir médecin..

Aucune insignifiance chez et pour Antoine, comme le dit Michel Vinaver dans le portrait qui ouvre l’album. Tout est langage, cela aussi m’est familier. Quand il s’agit comprendre la genèse d’une souffrance on s’aperçoit que c’est parfois un événement minime, un détail, un instant, une nuance dans un sentiment ou une variation dans le ton d’une voix qui ont été déterminants. Il n’y a pas de détails. Et c’est dans ce tricotage de l’éprouvé, du ressenti, de l’imaginé, du dit et du non dit que l’on trouve les clefs. Pour un nourrisson par exemple la lumière dans laquelle baigne la scène qu’il est entrain de vivre peut être déterminante, comme au théâtre où l’éclairage raconte tellement.

Antoine, m’a donné une formidable leçon de liberté avec ce paradoxe du communisme, mais quand même. La liberté de se donner ce que l’on souhaite.

Apprendre le Russe, traduire Le Don Paisible, ne pas se laisser arrêter par rien si ce n’est ses propres limites après les avoir mesurées sans complaisance.

Travailler sans relâche aussi.

C’est peut-être une des forces sur lesquelles je me suis appuyée pour oser me présenter en médecine six ans après un bac philo où il n’y avait aucune épreuve de maths. Il fait sans aucun doute partie de ceux qui m’ont permis de croire que c’était possible et que c’était bien mon chemin aussi incongru soit-il par rapport à celui sur lequel je semblais m’être engagée.

Il était au service du devenir parce qu’il osait dire souvent qu’il ne savait pas, ce qui donnait à l’autre le droit de savoir autant que lui. Cela nous autorisait à garder confiance en nous même dans les moments difficiles. Il ne fermait pas les situations, il avait confiance dans leur résolution.

C’est un appui énorme que cette confiance donnée d’emblée. Elle est un gage de liberté sans lequel personne ne peut advenir à soi-même.

Je m’aperçois que partage son désir de croire à la fraternité comme de croire qu’Omo lave plus blanc comme il le dit dans son entretien avec Jean Mambrino.

Pour un thérapeute cette croyance presque naïve dans les possibilités de l’autre, dans sa capacité de fraternité, d’amélioration est un levier puissant. Si on n’y croit pas comment guider celui que l’on accompagne vers ses ouvertures possibles, à l’autre, donc à la vie qu’il refuse sans le savoir à travers ses symptômes.

Antoine nous tirait toujours vers le haut, vers le meilleur de nous mêmes, parce qu’il croyait vraiment à cette part là en chacun. Il y faisait appel et ça marchait parce qu’il nous traitait comme ses égaux.

geIl ne se prenait pas au sérieux, il prenait seulement le travail au sérieux et cela donnait une gaieté presque légère même quand nous travaillions dur sur des textes intenses. Il y avait dans cette légèreté quelque chose de rassurant. je crois que ce sentiment d’égalité, cette légèreté et cette gaieté sont des atouts précieux pour un thérapeute.

Il y a aussi, bien sur, les associations d’idées. Comme Antoine en répétition, quand je suis avec un patient j’ai des associations d’idées et je peux, éventuellement les utiliser directement, en proposant un travail qui les met en actes.

Dans le travail haptopsychothérapeutique la question de la corporalité animée, que d’autres appellent le corps, et des perceptions, du geste éprouvé sont au tout premier plan. Les perceptions, le monde qui nous entoure nous modifient sans

cesse que nous le sachions où non. Le fait que l’extérieur participe grandement à la construction de l’intérieur, que les objets, les gestes du quotidien fabriquent de l’être à partir de l’avoir tout cela je m’en étais imprégnée auprès de lui précocement .Là encore, il nous montrait combien tout était important en même temps que son regard critique exigeait que l’on discerne des urgence et des plans différents. Oui tout cela en même temps, parce que la vie est ainsi.

Autres leçons  » viteziennes  » tout à fait applicables dans mon métier :

Ce qui est enterré sous la montagne finit toujours par faire pourrir la montagne. Cela fonctionne sur plusieurs générations. L’éthique c’est refuser d’être complice de cela. Questionner sans cesse ce qui veut faire illusion. Bien souvent on  » psychologise  » pour mieux dissimuler dans un usage pervers de ce que nous a appris la psychanalyse.

Le travail artistique et celui de la recherche scientifique doivent libérer les valeurs de l’inconscient. J’ajouterai qu’ils s’unissent et libèrent aussi le conscient et le savoir non conscient différent de l’inconscient Freudien. On voit très bien cela dans son enseignement.

Etre nu ce n’est pas être dénudé (nos patients sont souvent presque nus)

Le plus petit geste est situé dans l’histoire, il y prend une place unique et définitive. C’est une question essentielle pour qui s’occupe d’humains toujours prêts à oublier qu’ils sont à chaque seconde sujet et responsables de leur histoire qui elle même prend ses racines dans celles des générations, et dans L ‘Histoire sociale et politique. L’oublier c’est s’oublier et, risquer de se perdre.

« Ne cherchez pas par la volonté rationnelle cherchez dans la manière d’agir sur l’autre  » il aimait citer cette phrase de Stanislavsky (phrase qu’il faut entendre en dehors de tout contexte manipulateur) . C’est par là qu’il faut passer si on veut sortir de la citadelle de l’ego.

Le mouvement pendulaire de l’art de vivre que nous thérapeutes devons accompagner dans la confiance dans ce mouvement même s’il peut faire peur dans ses extrémités.

Il y a enfin des éléments antidépresseurs très utiles pour nos contemporains dans ce qu’il a formulé plus tard mais que l’on sentait déjà à l’époque :

La très belle anecdote du camarade qui le complimente sur le théâtre à Ivry sans y être jamais venu fonctionne comme une véritable parabole.

Au lieu de s’offusquer il en tire une leçon formidable et très tonifiante pour chacun d’entre nous sur le fait qu’il est important que le théâtre existe même pour ceux qui n’y vont pas. Sa fonction est bénéfique même pour ceux qui n’y vont pas. C’est juste et cela permet de sortir des lamentations habituelles qui sont si douloureuses et démobilisantes pour celui qui se lamente comme pour ceux qui l’écoutent.

Cela permet surtout à chacun de se trouver une place qui ait du sens même si elle n’est pas au centre et c’est essentiel.

De la même manière il est rassurant quand il parle de sa manière de travailler à différents niveaux en même temps. Certains stigmatisent là une boulimie de travail, dans une attitude de moralisation psychologisante dénonçant l’appétit comme mauvais en soi. Lui y voit, et c’est d’une justesse évidente, la cohérence cachée qui permet de produire ce qu’il appelle  » à proprement parler l’œuvre poétique « .

C’est cela vers quoi nous devrions tous tendre et nos patients aussi pour être véritablement vivants, sans être honteux d’être des mille-feuilles complexes et non pas des dossiers bien ordonnés d’ont on tend le modèle comme un miroir souhaitable alors que ce modèle est à proprement parler mortifère. Mais savoir, oser, assumer cela c’est toute une éducation. Elle est l’œuvre dans tout processus thérapeutique. La manière dont il formule ces choses là est apaisante et rassurante parce ce qu’il dit est vrai.

En me repenchant sur ces années là je suis prise de jubilation et d’émotion. je découvre combien tout ce que j’ai vécu grâce à lui est à l’œuvre là, dans mon travail, à chaque instant.

Lorsque j’enseigne, quand je fais des conférences ou participe à des colloques comme quand je suis avec mes patients. C’est un tout dont la discontinuité n’est qu’apparente.

Je réalise vraiment la cohérence de ma trajectoire et j’en dégage de mieux en mieux les racines et les rencontres fondatrices.

De Meyerold à Copeau, Dasté, Lecoq, Veldman, Vitez, Veldman (fondateur .de l’haptonomie) sans oublier Boris et Françoise Dolto courre une seule manière d’envisager l’humain dans son monde. Un être au travail sur lui même, sans cesse, qui n’a pas peur de la liberté ni des sensations fortes. Il y a là un faisceau de filiations qui se potentialisent. Elles ont toutes en commun de penser que l’humain ne saurait être réduit à son cortex et que c’est dans l’autre et dans les échanges qu’il trouve son sens et son chemin. Il est incarné dans la chair, dans le social et dans l’histoire.

Chacun, de sa place, pédagogue, homme de théâtre, thérapeute, est au service de la puissance que chacun porte en lui et dont s’agit de l’aider à s’emparer, qu’il soit notre patient, notre élève ou un simple spectateur, c’est toujours la même question qui se pose.

Nelson Mandela a dit:  » Ne pas être à la hauteur n’est pas notre peur la plus profonde ». Notre peur la plus profonde est que nous sommes puissants au delà de toute mesure. C’est notre propre lumière et non notre obscurité qui nous effraye le plus cette phrase m’inspire et elle me fait penser à Antoine.

Sur un plan plus intime liée à Antoine par la Russie à travers un père qui pour des raisons complexes n’a pas voulu que nous partagions sa langue. Il avait, comme Meyerold la capacité d’assumer des contradictions qui ne l’étaient peut-être pas tant que cela pour qui savait voir dans l’espace et le temps, dans le pendulaire. Il cherchait avec passion à unir les arts et les sciences dans leurs dimensions de recherche et d’ouverture. Il avait une curiosité jamais démentie pour ce qui surgit du croisement de leurs audaces novatrices. En me faisant découvrir le génie de Meyerold, Antoine m’a donné des clefs pour comprendre ce père parfois baroque mais toujours surprenant et passionnant.

Une image reste fortement ancrée dans ma mémoire, mon père âgé, assis sur les gradins du théâtre mobile et circulaire planté à Malakoff parlant russe avec Antoine. Tout le monde était à la fois heureux et intimidé, c’était beau.

Antoine nous manque. Souvent je me suis fait le reproche de n’avoir pas gardé assez de liens avec lui. De m’être laissée engloutir dans mon travail au point de ne plus suivre le sien d’assez près. C’est un privilège que m’ont fait les organisateurs de ces journées en me demandant de réfléchir à tout cela.

J’en tire le sentiment que cette prise de distance n’était qu’apparente et que pour l’essentiel je suis restée dans la dynamique qu’il m’avait aidée à enclencher. Je peux aussi m’autoriser à penser que cet éloignement qui peut sembler brouillon et négligeant faisait partie de cette cohérence à l’œuvre derrière le désordre apparent. Il me semble maintenant que j’étais restée tout près de lui dans l’essentiel c’est à dire dans l’amour d’une certaine manière de se mettre au travail avec les autres, ensemble. Que je n’ai pas eu la joie de partager plus cela avec lui est sans doute anecdotique en regard de l’importance de ce qu’il m’a donné.

Antoine fut pour moi, comme Jacques Lecocq un de ces professeurs passeurs qui vous ouvrent des mondes et marquent une vie. J’ai eu la grande chance de le rencontrer très tôt puisque je passais mon bac par correspondance pour être à l’école Lecocq.. L’empreinte qu’il a laissé en moi n’en est que plus forte même si je me dis que plus tard dans ma vie j’en aurais sans doute tiré plus de profit encore, je ne suis pas certaine que cela soit vrai. Rencontrer un homme de cette valeur quand on sort de l’enfance c’est comme un cadeau de bienvenue dans le monde des adultes.

Ma famille était atypique mais j’ai découvert très vite grâce à des gens comme lui que notre tribu était vaste.

Je mesure tout ce que je dois à Antoine Vitez et c’est avec une infinie reconnaissance pour sa générosité pédagogique que j’essaye d’être digne de ce qu’il a semé en moi tout en redoutant plus que tout de faire  » l’âne solennel  » comme il le disait lui même en citant Claudel.

Dr. Catherine Dolto

17.6.2000

 

par le Dr. Catherine Dolto

 

Il y a trente six ans j’ai eu la chance d’être pendant deux ans l’élève d’Antoine Vitez à l’école Jacques Lecocq .

Depuis ma vie a pris tout un autre cours, je suis devenue médecin et pourtant je mesure chaque jour combien tout ce que j’ai reçu d’Antoine reste vivant dans ma manière de travailler en tant qu’haptopsychothérapeute.

L ‘haptonomie est une science humaine, très inspirée par la phénoménologie, qui se définit comme science de l’affectivité. Elle implique un contact tactile, elle n’est pas pour autant une thérapie corporelle mais une approche de l’humain dans la réalité de sa globalité. Elle permet d’aider les humains à tous les âges de leur vie y compris dans l’accompagnement haptonomique de la grossesse normale ou pathologique.

J’ai donc des patients de moins 9 mois à 90 ans qui viennent me voir pour des souffrances très variées. C’est un type de thérapie dans laquelle le thérapeute ( que nous désignons comme ‘accompagnant) doit être très créatif puisque que l’on doit inventer sans cesse ce qu’il convient de faire en fonction de ce qui se passe dans l’ici et maintenant, en fonction de ce que l’on ressent comme juste.

Chaque séance pouvant aller du simple contact affectif à l’utilisation de médiations les plus diverses. Nous pouvons ainsi avoir recours à la terre glaise, les yeux éventuellement bandés, au dessin, au chant, à la musique, à la danse et au jeu.

C’est une approche qui accorde une grande place à la manière dont les perceptions dans leur ensemble et dans leurs subtilités analytiques individualisées affectent la rencontre, la pensée et l’affectivité de ceux qui la vivent et la dynamique de l’histoire du sujet. Et cela de sa vie intra utérine et jusqu’à sa mort.

Avec mes patients j’ai un souci constant à la fois conscient et non conscient de la grammaire du souffle, du geste, des émotions et éventuellement de la parole qui s’unissent pour créer une véritable syntaxe de l’échange entre l’accompagnant et l’accompagné.

Cet accompagnement thérapeutique amène parfois les patients à se reconstruire à partir d’un travail sur les périodes très archaïques de leur histoire. Surgit alors une dimension pédagogique, haptopédagogique qui ressemble à celle de tout travail pédagogique quand il est fait avec respect pour le chemin de l’autre.


Dans ce domaine le souvenir du travail avec Antoine constitue un engramme profond et nourricier. Il m’a donné la possibilité de prendre avec ce que vivent les patients une profondeur de champ qui permet tout en restant proche d’eux de théâtraliser leur situation et de la contempler comme si elle nous était donnée à voir de l’extérieur.

Tout à coup ceux avec lesquels ils sont douloureusement aux prises et eux mêmes apparaissent comme des personnages de théâtre emplissant un espace scénique que l’on peut décrire, aménager et styliser au gré des situations.

Arrivent alors le coryphée, le bouffon, Trissotin ou Pantalon. Ce sont ses proches ses collègues, amis , voisins, c’est lui c’est elle, leurs entrées sont tragiques ou comiques, ils font des apartés. Et voilà qu’à travers cet artifice, cette distance et ces contre champs tout se dédramatise.

Nous découvrons ensemble une dynamique face à laquelle ils ne sont plus réduits à l’impuissance parce qu’elle est devenue lisible.

Cela n’a rien à voir avec du psychodrame, c’est juste une capacité de voir de loin dans le contexte qui permet ce déplacement salutaire. Ainsi on peut voir un enfant qui était écrasé depuis sa naissance ou sa toute petite enfance par une histoire tragique en devenir le héros et l’endosser avec fierté, il la porte, elle ne l’écrase plus.

Quand j’accompagne un enfant avant sa naissance en guidant ses parents pour qu’ils aillent à sa rencontre je lui permets de découvrir, dans la sécurité affective qu’il y a déjà du plaisir dans les échanges et les jeux. Il découvre le bonheur de danser entre les mains de ses parents, qui le reconnaissent comme un autre véritable, un interlocuteur valable, un proposant dont ils sont prêts à suivre les invitations et à respecter les refus.

Tous les enfants bien avant d’être nés sont en quête de signes et de sens. Il s’agit pour moi d’une humanisation précoce qui donne à cet enfant un sentiment de sécurité de base grâce auquel il entrera dans la vie aérienne avec plus de forces et de courage. Ce travail à l’origine et sur l’origine est une tentative d’apporter à ces futurs citoyens cet éveil particulier qu’Antoine attendait de ceux qu’il rencontrait.


C’est un appel à jouer sa vie dans la relation à l’autre, ce qui plus tard fondera une manière de se considérer toujours comme une partie d’un tout qui nous dépasse mais qui implique, à chaque instant une responsabilité éthique.

Il me semble que cela colle bien avec cette responsabilisation qu’Antoine attendait de nous à chaque instant quelle que soit l’activité à laquelle nous nous livrions.

Quand je fais cela je me sens en accord avec la manière qu’il avait de faire toujours confiance à la vie, malgré tout. Il ne refusait jamais de parier sur les humains. Il faisait une confiance, parfois désespérée peut être, à ce qui germe à notre insu ou à notre su dans un incessant pari sur l’avenir.


Par bribes je peux discerner aussi des éléments divers :

  • Je puise dans le souvenir de sa manière d’être avec nous le sentiment que tout est important. Quand il s’agit d’être là, au service de la vie, de l’autre, des autres, tout compte. L’attention devrait réussir à être à la fois en même temps analytique et diffuse. Il s’agit de se laisser imprégner par une ambiance, une lumière et en même temps comprendre au plus profond ce qui se passe là, ce qui est en jeu derrière ce qui se dit et se montre. Toujours débusquer le réel de la situation derrière la réalité offerte aux sens. Ressentir ET penser en même temps dans un aller retour incessant.
  • Certains patients se croient  » distribués dans un emploi  » et ne peuvent s’y épanouir, ils se croient dans la réalité mais la réalité c’est que la position dans laquelle ils se sont mis les pousse à  » jouer  » leur vie sur un mode réaliste, ce qui les place dans une douleur extrême qu’ils croient consubstantielle de la vie, alors qu’il ne s’agit que de leur vie telle qui la jouent sans la vivre. Il m’avait permis de saisir cela bien avant que j’imagine un jour devenir médecin..
  • Aucune insignifiance chez et pour Antoine, comme le dit Michel Vinaver dans le portrait qui ouvre l’album. Tout est langage, cela aussi m’est familier. Quand il s’agit comprendre la genèse d’une souffrance on s’aperçoit que c’est parfois un événement minime, un détail, un instant, une nuance dans un sentiment ou une variation dans le ton d’une voix qui ont été déterminants. Il n’y a pas de détails. Et c’est dans ce tricotage de l’éprouvé, du ressenti, de l’imaginé, du dit et du non dit que l’on trouve les clefs. Pour un nourrisson par exemple la lumière dans laquelle baigne la scène qu’il est entrain de vivre peut être déterminante, comme au théâtre où l’éclairage raconte tellement.
  • Antoine, m’a donné une formidable leçon de liberté avec ce paradoxe du communisme, mais quand même. La liberté de se donner ce que l’on souhaite.

    Apprendre le Russe, traduire Le Don Paisible, ne pas se laisser arrêter par rien si ce n’est ses propres limites après les avoir mesurées sans complaisance.

    Travailler sans relâche aussi.
    C’est peut-être une des forces sur lesquelles je me suis appuyée pour oser me présenter en médecine six ans après un bac philo où il n’y avait aucune épreuve de maths. Il fait sans aucun doute partie de ceux qui m’ont permis de croire que c’était possible et que c’était bien mon chemin aussi incongru soit-il par rapport à celui sur lequel je semblais m’être engagée.

    Il était au service du devenir parce qu’il osait dire souvent qu’il ne savait pas, ce qui donnait à l’autre le droit de savoir autant que lui. Cela nous autorisait à garder confiance en nous même dans les moments difficiles. Il ne fermait pas les situations, il avait confiance dans leur résolution.

    C’est un appui énorme que cette confiance donnée d’emblée. Elle est un gage de liberté sans lequel personne ne peut advenir à soi-même.

  • Je m’aperçois que partage son désir de croire à la fraternité comme de croire qu’Omo lave plus blanc comme il le dit dans son entretien avec Jean Mambrino.

    Pour un thérapeute cette croyance presque naïve dans les possibilités de l’autre, dans sa capacité de fraternité, d’amélioration est un levier puissant. Si on n’y croit pas comment guider celui que l’on accompagne vers ses ouvertures possibles, à l’autre, donc à la vie qu’il refuse sans le savoir à travers ses symptômes.

  • Antoine nous tirait toujours vers le haut, vers le meilleur de nous mêmes, parce qu’il croyait vraiment à cette part là en chacun. Il y faisait appel et ça marchait parce qu’il nous traitait comme ses égaux.

    Il ne se prenait pas au sérieux, il prenait seulement le travail au sérieux et cela donnait une gaieté presque légère même quand nous travaillions dur sur des textes intenses. Il y avait dans cette légèreté quelque chose de rassurant. je crois que ce sentiment d’égalité, cette légèreté et cette gaieté sont des atouts précieux pour un thérapeute.

  • Il y a aussi, bien sur, les associations d’idées. Comme Antoine en répétition, quand je suis avec un patient j’ai des associations d’idées et je peux, éventuellement les utiliser directement, en proposant un travail qui les met en actes.
  • Dans le travail haptopsychothérapeutique la question de la corporalité animée, que d’autres appellent le corps, et des perceptions, du geste éprouvé sont au tout premier plan. Les perceptions, le monde qui nous entoure nous modifient sans
    cesse que nous le sachions où non. Le fait que l’extérieur participe grandement à la construction de l’intérieur, que les objets, les gestes du quotidien fabriquent de l’être à partir de l’avoir tout cela je m’en étais imprégnée auprès de lui précocement .Là encore, il nous montrait combien tout était important en même temps que son regard critique exigeait que l’on discerne des urgence et des plans différents. Oui tout cela en même temps, parce que la vie est ainsi.

Autres leçons  » viteziennes  » tout à fait applicables dans mon métier :

  • Ce qui est enterré sous la montagne finit toujours par faire pourrir la montagne. Cela fonctionne sur plusieurs générations. L’éthique c’est refuser d’être complice de cela. Questionner sans cesse ce qui veut faire illusion. Bien souvent on  » psychologise  » pour mieux dissimuler dans un usage pervers de ce que nous a appris la psychanalyse.
  • Le travail artistique et celui de la recherche scientifique doivent libérer les valeurs de l’inconscient. J’ajouterai qu’ils s’unissent et libèrent aussi le conscient et le savoir non conscient différent de l’inconscient Freudien. On voit très bien cela dans son enseignement.
  • Etre nu ce n’est pas être dénudé (nos patients sont souvent presque nus)
  • Le plus petit geste est situé dans l’histoire, il y prend une place unique et définitive. C’est une question essentielle pour qui s’occupe d’humains toujours prêts à oublier qu’ils sont à chaque seconde sujet et responsables de leur histoire qui elle même prend ses racines dans celles des générations, et dans L ‘Histoire sociale et politique. L’oublier c’est s’oublier et, risquer de se perdre.
  • « Ne cherchez pas par la volonté rationnelle cherchez dans la manière d’agir sur l’autre  » il aimait citer cette phrase de Stanislavsky (phrase qu’il faut entendre en dehors de tout contexte manipulateur) . C’est par là qu’il faut passer si on veut sortir de la citadelle de l’ego.

Le mouvement pendulaire de l’art de vivre que nous thérapeutes devons accompagner dans la confiance dans ce mouvement même s’il peut faire peur dans ses extrémités.



Il y a enfin des éléments antidépresseurs très utiles pour nos contemporains dans ce qu’il a formulé plus tard mais que l’on sentait déjà à l’époque :

La très belle anecdote du camarade qui le complimente sur le théâtre à Ivry sans y être jamais venu fonctionne comme une véritable parabole.

Au lieu de s’offusquer il en tire une leçon formidable et très tonifiante pour chacun d’entre nous sur le fait qu’il est important que le théâtre existe même pour ceux qui n’y vont pas. Sa fonction est bénéfique même pour ceux qui n’y vont pas. C’est juste et cela permet de sortir des lamentations habituelles qui sont si douloureuses et démobilisantes pour celui qui se lamente comme pour ceux qui l’écoutent.

Cela permet surtout à chacun de se trouver une place qui ait du sens même si elle n’est pas au centre et c’est essentiel.

De la même manière il est rassurant quand il parle de sa manière de travailler à différents niveaux en même temps. Certains stigmatisent là une boulimie de travail, dans une attitude de moralisation psychologisante dénonçant l’appétit comme mauvais en soi. Lui y voit, et c’est d’une justesse évidente, la cohérence cachée qui permet de produire ce qu’il appelle  » à proprement parler l’œuvre poétique « .

C’est cela vers quoi nous devrions tous tendre et nos patients aussi pour être véritablement vivants, sans être honteux d’être des mille-feuilles complexes et non pas des dossiers bien ordonnés d’ont on tend le modèle comme un miroir souhaitable alors que ce modèle est à proprement parler mortifère. Mais savoir, oser, assumer cela c’est toute une éducation. Elle est l’œuvre dans tout processus thérapeutique. La manière dont il formule ces choses là est apaisante et rassurante parce ce qu’il dit est vrai.


En me repenchant sur ces années là je suis prise de jubilation et d’émotion. je découvre combien tout ce que j’ai vécu grâce à lui est à l’œuvre là, dans mon travail, à chaque instant.

Lorsque j’enseigne, quand je fais des conférences ou participe à des colloques comme quand je suis avec mes patients. C’est un tout dont la discontinuité n’est qu’apparente.

Je réalise vraiment la cohérence de ma trajectoire et j’en dégage de mieux en mieux les racines et les rencontres fondatrices.

De Meyerold à Copeau, Dasté, Lecoq, Veldman, Vitez, Veldman (fondateur .de l’haptonomie) sans oublier Boris et Françoise Dolto courre une seule manière d’envisager l’humain dans son monde. Un être au travail sur lui même, sans cesse, qui n’a pas peur de la liberté ni des sensations fortes. Il y a là un faisceau de filiations qui se potentialisent. Elles ont toutes en commun de penser que l’humain ne saurait être réduit à son cortex et que c’est dans l’autre et dans les échanges qu’il trouve son sens et son chemin. Il est incarné dans la chair, dans le social et dans l’histoire.

Chacun, de sa place, pédagogue, homme de théâtre, thérapeute, est au service de la puissance que chacun porte en lui et dont s’agit de l’aider à s’emparer, qu’il soit notre patient, notre élève ou un simple spectateur, c’est toujours la même question qui se pose.

Nelson Mandela a dit: «  Ne pas être à la hauteur n’est pas notre peur la plus profonde« . Notre peur la plus profonde est que nous sommes puissants au delà de toute mesure. C’est notre propre lumière et non notre obscurité qui nous effraye le plus cette phrase m’inspire et elle me fait penser à Antoine.


Sur un plan plus intime liée à Antoine par la Russie à travers un père qui pour des raisons complexes n’a pas voulu que nous partagions sa langue. Il avait, comme Meyerold la capacité d’assumer des contradictions qui ne l’étaient peut-être pas tant que cela pour qui savait voir dans l’espace et le temps, dans le pendulaire. Il cherchait avec passion à unir les arts et les sciences dans leurs dimensions de recherche et d’ouverture. Il avait une curiosité jamais démentie pour ce qui surgit du croisement de leurs audaces novatrices. En me faisant découvrir le génie de Meyerold, Antoine m’a donné des clefs pour comprendre ce père parfois baroque mais toujours surprenant et passionnant.

Une image reste fortement ancrée dans ma mémoire, mon père âgé, assis sur les gradins du théâtre mobile et circulaire planté à Malakoff parlant russe avec Antoine. Tout le monde était à la fois heureux et intimidé, c’était beau.

 


Antoine nous manque. Souvent je me suis fait le reproche de n’avoir pas gardé assez de liens avec lui. De m’être laissée engloutir dans mon travail au point de ne plus suivre le sien d’assez près. C’est un privilège que m’ont fait les organisateurs de ces journées en me demandant de réfléchir à tout cela.

J’en tire le sentiment que cette prise de distance n’était qu’apparente et que pour l’essentiel je suis restée dans la dynamique qu’il m’avait aidée à enclencher. Je peux aussi m’autoriser à penser que cet éloignement qui peut sembler brouillon et négligeant faisait partie de cette cohérence à l’œuvre derrière le désordre apparent. Il me semble maintenant que j’étais restée tout près de lui dans l’essentiel c’est à dire dans l’amour d’une certaine manière de se mettre au travail avec les autres, ensemble. Que je n’ai pas eu la joie de partager plus cela avec lui est sans doute anecdotique en regard de l’importance de ce qu’il m’a donné.

Antoine fut pour moi, comme Jacques Lecocq un de ces professeurs passeurs qui vous ouvrent des mondes et marquent une vie. J’ai eu la grande chance de le rencontrer très tôt puisque je passais mon bac par correspondance pour être à l’école Lecocq.. L’empreinte qu’il a laissé en moi n’en est que plus forte même si je me dis que plus tard dans ma vie j’en aurais sans doute tiré plus de profit encore, je ne suis pas certaine que cela soit vrai. Rencontrer un homme de cette valeur quand on sort de l’enfance c’est comme un cadeau de bienvenue dans le monde des adultes.

Ma famille était atypique mais j’ai découvert très vite grâce à des gens comme lui que notre tribu était vaste.

Je mesure tout ce que je dois à Antoine Vitez et c’est avec une infinie reconnaissance pour sa générosité pédagogique que j’essaye d’être digne de ce qu’il a semé en moi tout en redoutant plus que tout de faire  » l’âne solennel  » comme il le disait lui même en citant Claudel.

Dr. Catherine Dolto

17.6.2000