La mort

Ce soir-là, nous répétions dans une salle spacieuse et claire sous la cafétéria du théâtre des Amandiers de Nanterre une pièce pour acteurs-marionnettistes, La Conjecture de Babel , écrite et mise en scène par Éloi Recoing. Il devait y avoir dans la salle de répétition : Eloi, Alain Recoing son père qui avait le rôle principal dans cette pièce inspirée de l’univers de Borgès dont le plateau dans une scénographie de Thierry Vernet figurait un échiquier-bibliothèque mais je ne me souviens plus s’il était monté pour cette répétition et je crois que non, Denis, moi, peut-être Désirée, peut-être Christine l’assistante. Nous étions sur le point de finir, il devait être autour d’onze heures lorsqu’il entra dans la salle, le gardien de nuit du théâtre, celui qui avait une petite cabine juste à droite après la porte de l’entrée des artistes. Un homme assez jeune, beau sans doute, arabe peut-être il pouvait être irakien ou turc, il devait avoir un accent mais léger ou bien pas léger mais pas maghrébin, un air de dignité mais aucune attitude d’empathie. Il s’enquérait de savoir si M. Chéreau était ici, là, dans le théâtre. Une radio avait téléphoné, ils voulaient une réaction de Patrice Chéreau à l’annonce de la mort d’Antoine Vitez. Une certaine incrédulité, une certaine stupeur, les pas de ces gens qui arpentent la salle ou restent en place ou continuent de préparer machinalement le départ. Je me vois remontant la salle, disant quelque chose comme “ quelle connerie ! ” Eloi très vite y croit. Non, Chéreau n’était pas là ce soir. Oui, magnifique, magnifiquement simple et sans effroi, le théâtre même d’Antoine était entré ce soir-là par la porte de la salle de répétition, sous la forme de ce messager porteur de mauvaise nouvelle, qui ne s’excusait ni ne s’affectait de l’accueil et de la mise à mort à quoi il s’exposait. Un homme étrange, un étranger était entré, au teint mat et doré mais pâle aussi d’une peur ancienne, les cheveux bruns, ultime leçon du maître dans cette salle qui aurait pu être la salle Louis Jouvet du Conservatoire de Paris, où une salle de classe de la commune d’Ivry, où un comédien, un ami, un auditeur étranger, serait entré ainsi, avec cette simplicité, cette obscurité, cette hésitation dans la langue, cette modestie, cette timidité, dans un rôle de messager de tragédie, sous le regard aigu, acéré, gourmand, alerte, vif, aguerri, conquérant, inquiet, urbain, du Maître dont le sourire, l’adresse, les pas vers lui, ou la parole prise de son siège et pourquoi pas à califourchon serait venue jusqu’à lui pour accompagner, faire se rejoindre au cœur de la salle comme dans le lit des amants où les chevaux du roi s’abreuvent, comme dans un Nil où mille confluents assemblent des terres des cultures et la plante qui donne le papyrus – faire se rejoindre la culture et le théâtre, les lits et les fleuves, les lys et les fleurs, la fleur d’un sourire d’une remontrance, d’une élévation qui ne devait rien qu’à la grâce de rien, sans préalable ni préconçu, comme une porte qui s’ouvre et laisse un vent froid à la suite de cet homme déplacé qui n’est que le gardien de l’immeuble faisant le soir office de standardiste, avec RTL ou France Inter ou une autre au bout du fil attendant une réponse – réalisant avec tout le naturel qu’il faut ce climat d’inquiétude, cette menace comme au cœur du pouvoir ou dans son antichambre, au prix de laquelle, comme mêlé à elle, l’exorcisme oraculaire du théâtre et de la parole, son énergie, ses gestes, sa littérature, avaient pû être et dans les veines couler le sang et l’encre jusqu’à ce soir, comme si s’étaient ouvertes en grand sur la nuit noire, sur la ville endormie ou sporadiquement éclairée, les larges portes-fenêtres de l’appartement athénien de Clytemnestre, dupliquant sur le fond de scène les immenses baies de l’allée du Palais de Chaillot avec le Champ de Mars et la Tour Eiffel, réalisant dans la simplicité la plus amène, dans son aménité la plus fraternelle, la plus fragile, inquiète, aimable, la cordialité tendue, rétractile du poète citoyen artiste camarade homme de théâtre grand metteur en scène ami prince chômeur saltimbanque Antoine Vitez.

Nous sommes, nous nous sommes, entassés dans la Deux-chevaux jaune d’Alain Recoing, sa pipe, lui au volant, entassés comme toujours, comme toujours avec Alain avec cette famille tirant des malles des malles de poupées ces amis de la famille qu’il avait mis en scène dans La Ballade de Mister Punch au Théâtre des Quartiers d’Ivry pour le Printemps à Ivry , les belles lettres choisies pour les affiches , et Alain qu’alors je ne connaissais pas entrait en tirant suant soufflant, sa malle, cette malle qui est encore là elle, là où encore il travaille aujourd’hui, transmettant son art et ce soir-là dans la deudeuche devant la porte des artistes froid dehors et serrés dedans. Alain : “ Le spectacle continue .” Cette phrase qui aura surpris Denis, qui y aura vu une réaction surprenante de la part d’un ami, qui ne m’a pas surprise moi. C’était ce qu’il fallait dire. Ce que lui pouvait dire.

Le lendemain nous nous retrouvons avec Florence avenue Trudaine à la terrasse d’un café, j’ai Le Monde avec moi, les photos d’Antoine Vitez, celle de son visage, très Harcourt, celle descendant un escalier dont un ami, Louis, qui ne le connaissait pas, me dira “ là, c’est vraiment lui ”. Nous sommes là Florence et moi, avec un journal à la main. Plus tard, quelques jours, une semaine je ne sais plus je téléphonerai à Pierre Vial pour lui demander de voir la dernière mise en scène au Français, et il nous invitera, mais Camille ne viendra pas , nous serons après la représentation à la terrasse d’un café proche et Pierre nous dira les dernières paroles de son ami “ La main… pour écrire ”. Un homme qu’il aimait, l’acteur Jean Le Poulain avant lui nommé administrateur du Français était mort aussi, subitement, dans cette charge. Un homme qui faisait un tout autre théâtre que le sien, du boulevard aussi sans doute, mais qu’il aimait, qu’il avait fait jouer dans Dave au bord de mer de René Kalisky, que j’avais vu à l’Odéon. Cette charge qui avait été celle de mon grand-père aussi, dont un article de Libération , signé J.P. Thibaudat, dénoncera un scandale dont alors je n’avais pas idée, non plus qu’aujourd’hui je ne m’en suis fait une véritable opinion. Mais… on bavarde, on bavarde, comme on dirait dans une farce de Tchekhov, celle-là même que j’avais montée avec deux autres un été en sortant de l’école de régie-administration de la Rue Blanche, avec des camarades, et que j’avais reprise à mon compte et passée au concours d’entrée du Conservatoire où je me présentais pour la troisième fois, dans le but unique et déclaré de me confronter, de voir, d’être dans la classe d’Antoine Vitez, qui, ce soir-là, était mort , d’une rupture d’anévrisme.

François-Noël Bing