Ils témoignent de leur rencontre avec Antoine Vitez : Jeanne Vitez

Les mains pleines.

Je me souviens de la sensation exacte de ce poussin dans mes mains. Coulisses du Vieux Colombier. Plateau. Derrière le castelet. La mise est faite sans doute. « La petite clef d’or ». Il y a la fée aux cheveux bleus pendue la tête en bas, prête. Le renard et le chat. Tout le petit peuple des poupées à l’envers à attendre une main qui les redressera. Je suis là. J’ai 5 ans peut-être. Le poussin, doux et dodu, est posé sur une planche de rangement, en-dessous de la bande et à ma hauteur. Je le prends, je m’en saisis. Je sais ce que je fais. J’ai conscience de mes gestes. C’est-à-dire que je sais exactement, pertinemment, que je fais attention, que je ne vais pas l’abîmer ou le faire choir et que je vais le reposer juste à sa place. Je sais ça. Je le sais. Il est joli ; je baise son petit crâne jaune innocent. Je mets ma main dedans comme il se doit ; je le gante ; sans doute plus pour sentir le moelleux autour de ma menotte que pour lui donner mouvement. Quand même je l’agite un peu devant moi. Nous sommes seuls le poussin et moi, absolument seuls et je ne lui ferai pas de mal. Je suis trop petite pour atteindre la bande et je ne cherche aucune escalade périlleuse, ni chaise ni escabeau. Je suis sage. Le faux duvet de la peluche, est chaud à ma peau. Les petits yeux ronds me regardent. C’est une marionnette, je le sais bien et pourtant il m’émeut, j’y crois déjà. Et puis la voix d’Alain, grosse, sévère – repose ça tout de suite – et moi qui sursaute, prise en faute. Je repose maladroitement, vite. Je m’enfuis dans la salle obscure et je m’assieds par terre entre deux rangées de sièges. Ce sont mes refuges. Et je remâche la gronderie. Et surtout l’injustice. Humiliée qu’Alain ait pu croire que j’allais endommager le poussin ou déranger l’ordre précis des pantins et des accessoires. Mes mains étaient sages. Mes mains étaient habiles et savaient.

Curieusement mes souvenirs d’enfance sont plus marionnettiques que purement théâtraux. Le théâtre, les théâtres – les lieux théâtres – c’était surtout des spectacles de marionnettes et des scènes pour castelets. Mon père était au chômage – je ne le voyais pas jouer. Pour moi c’était ma mère qui « travaillait », je veux dire activement. Elle travaillait avec Alain. Je pouvais voir ce travail ; il était pour moi réel, tangible, concret. Le travail de mon père à l’époque – synchros, traductions – était plus impalpable malgré les lectures de pages traduites du jour, le classement des feuilles qui m’était dévolu souvent, plusieurs tas, papier pelure et papier carbone, et les brouillons dans la corbeille. Son travail était abstrait, un peu ennuyeux somme toute. Et puis sans doute avais-je une notion du côté physique du travail ; travailler c’est bouger. Ecrire est-ce un travail ? Penser, c’est quoi ? Faire, agir, manipuler, créer des petites vies, ça c’est gai. Les spectacles de marionnettes c’était tout à la fois : construction, menuiserie, sculpture, couture, répétitions, représentations… du boulot, de la fatigue, de « l’en-dehors », partir travailler, aller travailler. Ecrire c’est chez soi, rester chez soi. Et puis c’était des spectacles pour les enfants. Les spectacles de marionnettes à cette époque par chez nous étaient essentiellement pour les écoles, les préaux d’école. Pour les enfants, donc pour moi. Les représentations au Vieux-Colombier, au parc de Saint-Cloud. Les répétitions où j’allais le jeudi. Blaise et Eloi et moi. Il ne fallait pas faire de bruit. Nous n’en faisions guère.

Jusque vers l’âge de 13 ans je n’ai pour ainsi dire jamais vu mon père au théâtre, dans un théâtre. Un petit peu à Marseille en 1961 au TQM dans « La Paix » d’Aristophane. Il avait traduit le texte et y jouait entre autres petits rôles un vieillard. Mais là aussi le souvenir est en fait marionnettique : il y avait le prologue en scène miniature avec des petits personnages dans un petit paysage pastel, le ciel bleu de la Grèce et les oliviers ; il y avait aussi le scarabée qui emmenait Trygée dans les airs et puis les armées étaient des marionnettes à tringles, manipulées par grappes, à la liégeoise ou à la sicilienne. Ma mère avait acheté des flotteurs dans un magasin d’articles de pêche pour faire les têtes des soldats. Peinture. Pinceaux. Machine à coudre. Fabrication de gaines. Je savais que tout cela avait été appris avec Alain et Maryse. Moi-même, avec un flotteur cédé et du papier journal émietté plongé dans de la colle Rémy j’avais fabriqué une sorte de sorcière rougeaude aux grosses lèvres avec un fichu sur la tête. La bande ensuite était un drap tendu entre deux chaises dans la salle à manger et j’avais fait un spectacle, inventant l’infini de la nage, une traversée de l’océan, en passant et repassant en brasse avec ma bonne femme. Mon père m’avait dit quelque chose comme « tu as compris l’utilisation de l’espace ou l’infini de l’espace ou l’éternel recommencement… » et je n’en étais pas peu fière. Mon univers était un univers de marionnettes, pan qu’est-ce qu’est là, c’est Polichinelle Mamzelle…, j’aimais beaucoup cette chanson qui m’amusait et me paraissait appropriée à ce que je côtoyais, à ce dans quoi nous étions tous baignés. On m’avait emmenée voir un film d’animation tchèque de Trnka – ô la jeune fille mourant dans les bras de son chevalier et mes paupières humides ! C’est du moins le souvenir que j’ai. Délicates petites personnes animées aux grands yeux et aux boucles tombant sur le front. Univers de marionnettes. Ma petite sœur appelée Marie était surnommée Marionnette, petite Marie. Et d’ailleurs c’est bien cela l’origine des marionnettes ; ce sont des petites Marie. Un jour, très enfant, voyant dépasser par-dessus le mur d’un cimetière des stèles de monuments funéraires en frontons triangulaires Marie s’était écriée « des théâtres de marionnettes ! ». Nous en étions fort égayés. Mais oui, plein de castelets en pierre, en marbre. Trouvera-t-on Guignol sculpté avec ses battes de bois qui claquent sur la tête du méchant ? En fait, comment peut-on représenter le monde si ce n’est avec des marionnettes ?

« La petite clef d’or », « Le petit retable de Don Cristobal ». Grands souvenirs. Les répétitions dans les combles du théâtre Sarah Bernhardt. Je n’avais pas bien compris Sarah Bernhardt, je disais le « Sahara », « on va au Sahara »… Les jeudis au grenier. Une très longue et vaste pièce, mi-atelier, mi-salle de répétition. Les fenêtres donnant sur la Seine. Des établis, du bois, de la sciure. Des têtes non peintes ou même à peine ébauchées. Un bric à brac idéal pour les jeudis après-midi. Un labyrinthe de tasseaux, de panneaux, de bouts de décors où il faut faire attention de ne pas se blesser. Une sorte de cour de récré parallèle et passionnante où on se partage entre le nez sous le castelet à regarder de trop près la répétition et puis, quand gagnent un peu l’ennui ou la lassitude, où on se raconte monts et merveilles dans le fond de la salle dans la poussière, les outils et les planches. « La petite clef d’or ». Cette variante de Pinocchio par Alexis Tolstoï où le pantin de bois se nomme Bouratino. Nous avions le texte en français et en russe à la maison. Mon père l’avait traduit et adapté. Voilà qui principalement le reliait à ce spectacle : le russe ; il n’y jouait pas ; traduction, occupation abstraite pour la petite fille que j’étais pendant que ma mère manipulait Malvina à la longue chevelure bleue. Le texte, en cela était sa présence là. La parole des personnages, pas leurs gestes. Les marionnettes étaient donc un peu liées au russe et à Bouratino.

Par le russe les marionnettes étaient liées aussi pour moi à la politique, à l’URSS (on disait l’Ursse). Je me faisais une drôle de construction dans ma tête d’enfant, un édifice baroque fait de Bouratino, de communisme, de caractères cyrilliques, de bois de bouleaux avec isbas. Et puis est venue s’ajouter la guerre d’Algérie, les amis porteurs de valise en prison, la sœur d’Alain arrêtée et la tournée en Normandie (je ne sais plus de quel spectacle) d’Alain et de ma mère avec la peur d’être suivis par la police. J’entendais tout cela, avec sérieux, j’étais fière de connaître des gens qui étaient en prison pour une grande cause et je rechargeais pour des raisons à moi de confusion enfantine les marionnettes de ce rôle politique qu’elles ont pu avoir autrefois et qu’elles ont un peu retrouvé parfois maintenant dans certaines émissions. Mais pour moi elles étaient politiques à leur insu. Et Alain, lui, ressemblait à Lénine avec sa barbiche en bouc. Tout était donc logique…

La rencontre des Vitez et des Recoing date de 1956. Elle fut de sympathie pure, et artistique, et politique. Sympathie, amitié. Nous les enfants à jouer ensemble. Je n’avais pas de frère, les 2 puis 3 puis 4 fils furent mes frères. Nous étions 6 donc avec le clan des grands et celui des petits. Amitié des parents. Antoine et Agnès. Alain et Maryse. Je me rends compte qu’on disait leurs prénoms conjoints comme un seul mot : « Alainetmaryse ». On va chez Alainetmaryse. C’est plutôt nous dans mon souvenir qui allions chez eux. Tous leurs lieux me restent précisément, de plus en plus chargés de marionnettes. Châtillon sous Bagneux, la rue de l’Epargne et le garage plein de matériel. Egreville avec sa grande salle de bal d’ancien café, le café de la Renaissance, au fond de la cour, emplie de décors, de contreplaqués peints, de cantines, de grandes silhouettes fantomatiques. Il y avait une scène très surélevée de salle des fêtes. C’aurait pu être un beau lieu de répétition mais il n’y avait pas d’argent pour le chauffer. La salle de bal resta entrepôt comme une sorte de repentir… ce qu’aurait pu être un magnifique lieu de travail et d’invention. L’appartement du 20ème et l’atelier de la rue Saint Fargeau. On y répétait en hiver par séquences fractionnées, alternant travail et doigts gourds contre le chauffage au Butane. J’y ai répété là mon premier spectacle avec Alain et j’y manipulais entre autres un rat blanc qui grimpait le long du castelet avant d’apparaître à la bande. Je crois que mon rat était assez réussi. Il avait remplacé le poussin. Une sorte de revanche.

Puisque tout n’est qu’une question de traduction Antoine a aimé les marionnettes. Traduction des mots, de la pensée, du corps. Lui qui avait un corps assez raide, des mouvements qui manquaient de fluidité, il aimait cette souplesse du passage, de la transmission. Cette gymnastique qui pour le corps réside beaucoup dans l’observation. La traduction littéraire a à voir avec l’écoute. Il avait le regard et l’écoute aigus. Tout ce travail qui consiste à avoir la taille au poignet et l’envergure des bras dans l’écartement des doigts, et tous les degrés d’inclinaisons de la paume et de l’index pour signifier une manière de regarder le passionnait. De même que les rythmes et les mouvements impossibles et non-humains des poupées. « Moudre gros ». Le moulu gros l’excitait, comme une variante du « vite et mal ». Il aimait aussi ce qu’il y a d’enfance dans le théâtre de marionnettes ; le « truc », la plaque de tôle pour l’orage, la ribambelle de casseroles secouées pour la chute d’un personnage, les fortes talonnades pour marquer les démarches lourdes, les accents et les voix de tête pour contrefaire des femmes et toutes sortes de drôlesses. Sa façon d’ailleurs de glisser dans ses spectacles d’acteurs des insectes sur le dos se débattant ou des chiens éternuant pour se donner une contenance n’est pas si éloignée de tout cela. Dans le spectacle « Catherine » il marionnettisait ses pieds qui apparaissaient à la place d’une tête et d’un buste à la table du repas. Il avait un amusement enfantin aux bêtises et aux niches des pantins. De l’enfance aussi était son « classicisme », comme on dit que les petits n’aiment pas toujours la nouveauté et préfèrent la répétition de ce qu’ils connaissent. Autant il était visionnaire sur la scène autant il était classique dans le castelet. Il avait pour de nouvelles formes de marionnettes de la résistance. Il aimait Guignol et la petite maison du montreur et ses toiles peintes dans les squares de Paris. Il l’aimait peut-être à cause de son origine contestataire et profondément populaire. De ce peuple dont venait son père. Ce père, enfant abandonné à l’Assistance et élevé dans la paysannerie pauvre, le peuple quoi et même les « misérables » comme il le disait, ceux qui se font avoir mais aussi ceux qui se débrouillent, toujours, envers et contre tout… Ce père qui devint anarchiste et farouchement misanthrope et qu’il adorait. Ce père photographe et jardinier. Ce père à la main verte et légère. Je suppose que ce père devait aimer cet ouvrier soyeux insolent et entêté. Cette résistance à la sortie du castelet ou à des déclinaisons marionnettiques était cause de différend entre Alain et lui. A Chaillot justement. Il avait voulu à Chaillot ce castelet dans le Grand Foyer. Ce castelet traditionnel. Une cabane dans la grande maison, un abri dans la démesure du bâtiment, un petit refuge face à la pente vers le fleuve et la Tour. La possibilité de s’y enfermer à clef et de s’y cacher pendant que tout le monde vous cherche, échapper à la lourdeur des rendez-vous administratifs, de la vie courante parfois… L’enfance vraiment.

L’enfance saisit. L’enfance prend à pleines mains. ………… Je disais « les mains pleines » en pensant aux « mains nues », aux mains humbles, aux mains qu’on gante, aux mains qui gantent, aux mains qui animent. Antoine avait de drôles de mains. A la fois habiles et malhabiles. Mais ce n’était pas tout à fait cela… C’était comme si il y avait des choses qu’elles se donnaient le droit de faire et d’autres pas. Il en allait ainsi pour lui avec la musique ou les études, ce qu’on appelle les études. Il n’y avait pas droit, il le disait, il le formulait ainsi. Ses mains. Les mains de mon père. Ai-je beaucoup regardé ses mains ? Elles étaient assez féminines, plutôt élégantes, peut-être maniérées. Elles savaient écrire et dessiner, et manier l’appareil photo ; une écriture petite, fine et serrée ; des dessins à la plume. Et photographier était aussi écrire et dessiner. Elles savaient faire de très jolies petites toupies en mie de pain à table. Celles-ci tournaient, tournaient entre les assiettes et les couverts. Je les faisais durcir et je les peignais. C’était pour lui juste un jeu, sans revendication d’habileté. Ses mains n’ont jamais manipulé. Antoine n’a pas manipulé de marionnettes autant que je m’en souvienne. Je ne le revois même pas avec une marionnette gantée pour rire. Il y avait là une raideur. Je m’imagine que c’était une peur. Ou pourquoi pas une timidité ? Je le sentais comme mettant à distance une certaine sensualité alors qu’il me semble qu’il en faut beaucoup pour fabriquer ainsi un petit corps avec sa main. J’ai gardé cependant à l’esprit les deux araignées qui avaient des prénoms ridicules et qui descendaient d’une toile hypothétique le long de fils imaginaires en parlant avec des R roulés et des voix de vieilles dames. J’étais allongée sur le lit à ses côtés et je regardais ses mains monter et descendre au gré des histoires.

Les mains pleines. Aux innocents les mains pleines. Les mains, âmes de la marionnette comme l’âme du violon ; vibration. Prendre à pleines mains. S’emparer. Qui s’empare de qui ? On s’empare de la marionnette ou c’est la marionnette qui s’empare de vous ? Les marionnettes, ces petits corps morts qu’on enfante à bras le corps, haut la main, et qui redressés deviennent des hommes, des femmes, des ogres, des sorcières ou des animaux ou quantité de vies qu’on veut s’inventer. Les mains pleines de vies, pleines des vies qu’on fait fleurir. Ecloses elles sont là, arrogantes, reines, et elles vous dévorent jusqu’à l’épaule. Vous mangent. Vous cachent. On est un grand arbre. Au bout des bras s’ouvrent deux grandes fleurs. Et on a la bouche pleine de leurs mots.

 

Jeanne Vitez

Mars 2010

Les mains pleines.

Je me souviens de la sensation exacte de ce poussin dans mes mains. Coulisses du Vieux Colombier. Plateau. Derrière le castelet. La mise est faite sans doute. « La petite clef d’or ». Il y a la fée aux cheveux bleus pendue la tête en bas, prête. Le renard et le chat. Tout le petit peuple des poupées à l’envers à attendre une main qui les redressera. Je suis là. J’ai 5 ans peut-être. Le poussin, doux et dodu, est posé sur une planche de rangement, en-dessous de la bande et à ma hauteur. Je le prends, je m’en saisis. Je sais ce que je fais. J’ai conscience de mes gestes. C’est-à-dire que je sais exactement, pertinemment, que je fais attention, que je ne vais pas l’abîmer ou le faire choir et que je vais le reposer juste à sa place. Je sais ça. Je le sais. Il est joli ; je baise son petit crâne jaune innocent. Je mets ma main dedans comme il se doit ; je le gante ; sans doute plus pour sentir le moelleux autour de ma menotte que pour lui donner mouvement. Quand même je l’agite un peu devant moi. Nous sommes seuls le poussin et moi, absolument seuls et je ne lui ferai pas de mal. Je suis trop petite pour atteindre la bande et je ne cherche aucune escalade périlleuse, ni chaise ni escabeau. Je suis sage. Le faux duvet de la peluche, est chaud à ma peau. Les petits yeux ronds me regardent. C’est une marionnette, je le sais bien et pourtant il m’émeut, j’y crois déjà. Et puis la voix d’Alain, grosse, sévère – repose ça tout de suite – et moi qui sursaute, prise en faute. Je repose maladroitement, vite. Je m’enfuis dans la salle obscure et je m’assieds par terre entre deux rangées de sièges. Ce sont mes refuges. Et je remâche la gronderie. Et surtout l’injustice. Humiliée qu’Alain ait pu croire que j’allais endommager le poussin ou déranger l’ordre précis des pantins et des accessoires. Mes mains étaient sages. Mes mains étaient habiles et savaient.

Curieusement mes souvenirs d’enfance sont plus marionnettiques que purement théâtraux. Le théâtre, les théâtres – les lieux théâtres – c’était surtout des spectacles de marionnettes et des scènes pour castelets. Mon père était au chômage – je ne le voyais pas jouer. Pour moi c’était ma mère qui « travaillait », je veux dire activement. Elle travaillait avec Alain. Je pouvais voir ce travail ; il était pour moi réel, tangible, concret. Le travail de mon père à l’époque – synchros, traductions – était plus impalpable malgré les lectures de pages traduites du jour, le classement des feuilles qui m’était dévolu souvent, plusieurs tas, papier pelure et papier carbone, et les brouillons dans la corbeille. Son travail était abstrait, un peu ennuyeux somme toute. Et puis sans doute avais-je une notion du côté physique du travail ; travailler c’est bouger. Ecrire est-ce un travail ? Penser, c’est quoi ? Faire, agir, manipuler, créer des petites vies, ça c’est gai. Les spectacles de marionnettes c’était tout à la fois : construction, menuiserie, sculpture, couture, répétitions, représentations… du boulot, de la fatigue, de « l’en-dehors », partir travailler, aller travailler. Ecrire c’est chez soi, rester chez soi. Et puis c’était des spectacles pour les enfants. Les spectacles de marionnettes à cette époque par chez nous étaient essentiellement pour les écoles, les préaux d’école. Pour les enfants, donc pour moi. Les représentations au Vieux-Colombier, au parc de Saint-Cloud. Les répétitions où j’allais le jeudi. Blaise et Eloi et moi. Il ne fallait pas faire de bruit. Nous n’en faisions guère.

Jusque vers l’âge de 13 ans je n’ai pour ainsi dire jamais vu mon père au théâtre, dans un théâtre. Un petit peu à Marseille en 1961 au TQM dans « La Paix » d’Aristophane. Il avait traduit le texte et y jouait entre autres petits rôles un vieillard. Mais là aussi le souvenir est en fait marionnettique : il y avait le prologue en scène miniature avec des petits personnages dans un petit paysage pastel, le ciel bleu de la Grèce et les oliviers ; il y avait aussi le scarabée qui emmenait Trygée dans les airs et puis les armées étaient des marionnettes à tringles, manipulées par grappes, à la liégeoise ou à la sicilienne. Ma mère avait acheté des flotteurs dans un magasin d’articles de pêche pour faire les têtes des soldats. Peinture. Pinceaux. Machine à coudre. Fabrication de gaines. Je savais que tout cela avait été appris avec Alain et Maryse. Moi-même, avec un flotteur cédé et du papier journal émietté plongé dans de la colle Rémy j’avais fabriqué une sorte de sorcière rougeaude aux grosses lèvres avec un fichu sur la tête. La bande ensuite était un drap tendu entre deux chaises dans la salle à manger et j’avais fait un spectacle, inventant l’infini de la nage, une traversée de l’océan, en passant et repassant en brasse avec ma bonne femme. Mon père m’avait dit quelque chose comme « tu as compris l’utilisation de l’espace ou l’infini de l’espace ou l’éternel recommencement… » et je n’en étais pas peu fière. Mon univers était un univers de marionnettes, pan qu’est-ce qu’est là, c’est Polichinelle Mamzelle…, j’aimais beaucoup cette chanson qui m’amusait et me paraissait appropriée à ce que je côtoyais, à ce dans quoi nous étions tous baignés. On m’avait emmenée voir un film d’animation tchèque de Trnka – ô la jeune fille mourant dans les bras de son chevalier et mes paupières humides ! C’est du moins le souvenir que j’ai. Délicates petites personnes animées aux grands yeux et aux boucles tombant sur le front. Univers de marionnettes. Ma petite sœur appelée Marie était surnommée Marionnette, petite Marie. Et d’ailleurs c’est bien cela l’origine des marionnettes ; ce sont des petites Marie. Un jour, très enfant, voyant dépasser par-dessus le mur d’un cimetière des stèles de monuments funéraires en frontons triangulaires Marie s’était écriée « des théâtres de marionnettes ! ». Nous en étions fort égayés. Mais oui, plein de castelets en pierre, en marbre. Trouvera-t-on Guignol sculpté avec ses battes de bois qui claquent sur la tête du méchant ? En fait, comment peut-on représenter le monde si ce n’est avec des marionnettes ?

« La petite clef d’or », « Le petit retable de Don Cristobal ». Grands souvenirs. Les répétitions dans les combles du théâtre Sarah Bernhardt. Je n’avais pas bien compris Sarah Bernhardt, je disais le « Sahara », « on va au Sahara »… Les jeudis au grenier. Une très longue et vaste pièce, mi-atelier, mi-salle de répétition. Les fenêtres donnant sur la Seine. Des établis, du bois, de la sciure. Des têtes non peintes ou même à peine ébauchées. Un bric à brac idéal pour les jeudis après-midi. Un labyrinthe de tasseaux, de panneaux, de bouts de décors où il faut faire attention de ne pas se blesser. Une sorte de cour de récré parallèle et passionnante où on se partage entre le nez sous le castelet à regarder de trop près la répétition et puis, quand gagnent un peu l’ennui ou la lassitude, où on se raconte monts et merveilles dans le fond de la salle dans la poussière, les outils et les planches. « La petite clef d’or ». Cette variante de Pinocchio par Alexis Tolstoï où le pantin de bois se nomme Bouratino. Nous avions le texte en français et en russe à la maison. Mon père l’avait traduit et adapté. Voilà qui principalement le reliait à ce spectacle : le russe ; il n’y jouait pas ; traduction, occupation abstraite pour la petite fille que j’étais pendant que ma mère manipulait Malvina à la longue chevelure bleue. Le texte, en cela était sa présence là. La parole des personnages, pas leurs gestes. Les marionnettes étaient donc un peu liées au russe et à Bouratino.

Par le russe les marionnettes étaient liées aussi pour moi à la politique, à l’URSS (on disait l’Ursse). Je me faisais une drôle de construction dans ma tête d’enfant, un édifice baroque fait de Bouratino, de communisme, de caractères cyrilliques, de bois de bouleaux avec isbas. Et puis est venue s’ajouter la guerre d’Algérie, les amis porteurs de valise en prison, la sœur d’Alain arrêtée et la tournée en Normandie (je ne sais plus de quel spectacle) d’Alain et de ma mère avec la peur d’être suivis par la police. J’entendais tout cela, avec sérieux, j’étais fière de connaître des gens qui étaient en prison pour une grande cause et je rechargeais pour des raisons à moi de confusion enfantine les marionnettes de ce rôle politique qu’elles ont pu avoir autrefois et qu’elles ont un peu retrouvé parfois maintenant dans certaines émissions. Mais pour moi elles étaient politiques à leur insu. Et Alain, lui, ressemblait à Lénine avec sa barbiche en bouc. Tout était donc logique…

La rencontre des Vitez et des Recoing date de 1956. Elle fut de sympathie pure, et artistique, et politique. Sympathie, amitié. Nous les enfants à jouer ensemble. Je n’avais pas de frère, les 2 puis 3 puis 4 fils furent mes frères. Nous étions 6 donc avec le clan des grands et celui des petits. Amitié des parents. Antoine et Agnès. Alain et Maryse. Je me rends compte qu’on disait leurs prénoms conjoints comme un seul mot : « Alainetmaryse ». On va chez Alainetmaryse. C’est plutôt nous dans mon souvenir qui allions chez eux. Tous leurs lieux me restent précisément, de plus en plus chargés de marionnettes. Châtillon sous Bagneux, la rue de l’Epargne et le garage plein de matériel. Egreville avec sa grande salle de bal d’ancien café, le café de la Renaissance, au fond de la cour, emplie de décors, de contreplaqués peints, de cantines, de grandes silhouettes fantomatiques. Il y avait une scène très surélevée de salle des fêtes. C’aurait pu être un beau lieu de répétition mais il n’y avait pas d’argent pour le chauffer. La salle de bal resta entrepôt comme une sorte de repentir… ce qu’aurait pu être un magnifique lieu de travail et d’invention. L’appartement du 20ème et l’atelier de la rue Saint Fargeau. On y répétait en hiver par séquences fractionnées, alternant travail et doigts gourds contre le chauffage au Butane. J’y ai répété là mon premier spectacle avec Alain et j’y manipulais entre autres un rat blanc qui grimpait le long du castelet avant d’apparaître à la bande. Je crois que mon rat était assez réussi. Il avait remplacé le poussin. Une sorte de revanche.

Puisque tout n’est qu’une question de traduction Antoine a aimé les marionnettes. Traduction des mots, de la pensée, du corps. Lui qui avait un corps assez raide, des mouvements qui manquaient de fluidité, il aimait cette souplesse du passage, de la transmission. Cette gymnastique qui pour le corps réside beaucoup dans l’observation. La traduction littéraire a à voir avec l’écoute. Il avait le regard et l’écoute aigus. Tout ce travail qui consiste à avoir la taille au poignet et l’envergure des bras dans l’écartement des doigts, et tous les degrés d’inclinaisons de la paume et de l’index pour signifier une manière de regarder le passionnait. De même que les rythmes et les mouvements impossibles et non-humains des poupées. « Moudre gros ». Le moulu gros l’excitait, comme une variante du « vite et mal ». Il aimait aussi ce qu’il y a d’enfance dans le théâtre de marionnettes ; le « truc », la plaque de tôle pour l’orage, la ribambelle de casseroles secouées pour la chute d’un personnage, les fortes talonnades pour marquer les démarches lourdes, les accents et les voix de tête pour contrefaire des femmes et toutes sortes de drôlesses. Sa façon d’ailleurs de glisser dans ses spectacles d’acteurs des insectes sur le dos se débattant ou des chiens éternuant pour se donner une contenance n’est pas si éloignée de tout cela. Dans le spectacle « Catherine » il marionnettisait ses pieds qui apparaissaient à la place d’une tête et d’un buste à la table du repas. Il avait un amusement enfantin aux bêtises et aux niches des pantins. De l’enfance aussi était son « classicisme », comme on dit que les petits n’aiment pas toujours la nouveauté et préfèrent la répétition de ce qu’ils connaissent. Autant il était visionnaire sur la scène autant il était classique dans le castelet. Il avait pour de nouvelles formes de marionnettes de la résistance. Il aimait Guignol et la petite maison du montreur et ses toiles peintes dans les squares de Paris. Il l’aimait peut-être à cause de son origine contestataire et profondément populaire. De ce peuple dont venait son père. Ce père, enfant abandonné à l’Assistance et élevé dans la paysannerie pauvre, le peuple quoi et même les « misérables » comme il le disait, ceux qui se font avoir mais aussi ceux qui se débrouillent, toujours, envers et contre tout… Ce père qui devint anarchiste et farouchement misanthrope et qu’il adorait. Ce père photographe et jardinier. Ce père à la main verte et légère. Je suppose que ce père devait aimer cet ouvrier soyeux insolent et entêté. Cette résistance à la sortie du castelet ou à des déclinaisons marionnettiques était cause de différend entre Alain et lui. A Chaillot justement. Il avait voulu à Chaillot ce castelet dans le Grand Foyer. Ce castelet traditionnel. Une cabane dans la grande maison, un abri dans la démesure du bâtiment, un petit refuge face à la pente vers le fleuve et la Tour. La possibilité de s’y enfermer à clef et de s’y cacher pendant que tout le monde vous cherche, échapper à la lourdeur des rendez-vous administratifs, de la vie courante parfois… L’enfance vraiment.

L’enfance saisit. L’enfance prend à pleines mains. ………… Je disais « les mains pleines » en pensant aux « mains nues », aux mains humbles, aux mains qu’on gante, aux mains qui gantent, aux mains qui animent. Antoine avait de drôles de mains. A la fois habiles et malhabiles. Mais ce n’était pas tout à fait cela… C’était comme si il y avait des choses qu’elles se donnaient le droit de faire et d’autres pas. Il en allait ainsi pour lui avec la musique ou les études, ce qu’on appelle les études. Il n’y avait pas droit, il le disait, il le formulait ainsi. Ses mains. Les mains de mon père. Ai-je beaucoup regardé ses mains ? Elles étaient assez féminines, plutôt élégantes, peut-être maniérées. Elles savaient écrire et dessiner, et manier l’appareil photo ; une écriture petite, fine et serrée ; des dessins à la plume. Et photographier était aussi écrire et dessiner. Elles savaient faire de très jolies petites toupies en mie de pain à table. Celles-ci tournaient, tournaient entre les assiettes et les couverts. Je les faisais durcir et je les peignais. C’était pour lui juste un jeu, sans revendication d’habileté. Ses mains n’ont jamais manipulé. Antoine n’a pas manipulé de marionnettes autant que je m’en souvienne. Je ne le revois même pas avec une marionnette gantée pour rire. Il y avait là une raideur. Je m’imagine que c’était une peur. Ou pourquoi pas une timidité ? Je le sentais comme mettant à distance une certaine sensualité alors qu’il me semble qu’il en faut beaucoup pour fabriquer ainsi un petit corps avec sa main. J’ai gardé cependant à l’esprit les deux araignées qui avaient des prénoms ridicules et qui descendaient d’une toile hypothétique le long de fils imaginaires en parlant avec des R roulés et des voix de vieilles dames. J’étais allongée sur le lit à ses côtés et je regardais ses mains monter et descendre au gré des histoires.

Les mains pleines. Aux innocents les mains pleines. Les mains, âmes de la marionnette comme l’âme du violon ; vibration. Prendre à pleines mains. S’emparer. Qui s’empare de qui ? On s’empare de la marionnette ou c’est la marionnette qui s’empare de vous ? Les marionnettes, ces petits corps morts qu’on enfante à bras le corps, haut la main, et qui redressés deviennent des hommes, des femmes, des ogres, des sorcières ou des animaux ou quantité de vies qu’on veut s’inventer. Les mains pleines de vies, pleines des vies qu’on fait fleurir. Ecloses elles sont là, arrogantes, reines, et elles vous dévorent jusqu’à l’épaule. Vous mangent. Vous cachent. On est un grand arbre. Au bout des bras s’ouvrent deux grandes fleurs. Et on a la bouche pleine de leurs mots.

Jeanne Vitez
Mars 2010