Ils témoignent de leur rencontre avec Antoine Vitez : Michel Vinaver

Hommage à Vitez

Je me contenterai aujourd’hui d’évoquer une histoire, celle d’Iphigénie Hôtel.

Je suis retombé, en feuilletant mes « Papiers Vitez », sur un entretien entre lui et Martin Even, paru dans Le Matin de Paris en date du 18 février 1977.

– Monter Iphigénie Hôtel aujourd’hui, cela représente-t-il un choix particulier ?

Antoine répond :

– J’ai conçu le désir de monter cette pièce dès 1960, cela fait 17 ans. Je n’avais encore rien mis en scène, j’étais au Théâtre quotidien de Marseille, le TQM – qui n’allait pas tarder à disparaître, faute d’argent…

– Et ce désir ressort maintenant ?

– Il ressort, à cause de choses contradictoires, comment dire ? Je suis sur des lignes différentes que je mène de front, comme des parallèles qui se tordraient, et donc qui se croisent.

Plus loin, il dit :

Chez Vinaver, l’écriture exprime quelque chose du monde, dont nous essayons de montrer le processus : une humanité faite de multiples trajets, et j’aime la montrer – dans un concert où les répliques se répondent et correspondent, un peu à la manière d’un chemin de fer, où il n’y a pas un seul voyage, mais un train qui part, un autre qui le suit et un troisième qui le croise. Oui, le monde envisagé comme un Chaix.

Plus loin encore, la métaphore ferroviaire réapparaît, de façon oblique :

J’y vois (dans Iphigénie Hôtel) du Labiche, curieusement du Beckett, évidemment du Tchekhov, il est dans tous ces trajets, dans cette épaisseur du monde. Et alors, il y a la grande tragédie, la mythologie, partout présente, ironie, mais non parodie : derrière le quotidien de tous ces gens moyens, je reconnais Agamemnon, Égisthe, etc. Quantité de grands usurpateurs.

En dépliant cette page de journal jaunie datant de 1977, je m’aperçois d’une coquille, et non des moindres, dans le titre même de l’article : « Martin Even raconte Mai 68 dans un hôtel grec à Beaubourg ». Il fallait lire Mai 58. Car la pièce se situe au moment des événements d’Alger, prélude à la prise de pouvoir par le général de Gaulle. Coquille trop énorme pour que nous l’ayons seulement, à l’époque, remarquée ? Antoine aujourd’hui aurait apprécié.

Iphigénie Hôtel, en sursis pendant 18 ans, en préparation, puis en répétition, puis en représentation à Beaubourg, ensuite à Ivry, c’est toute une histoire.

Écrite en 59, dans les ruines fumantes de la IV e République, avec en arrière-fond de l’hôtel les ruines qui ne fumaient plus de la citadelle des Atrides, la pièce sortait d’un séjour prolongé dans une salle d’attente. Mais elle n’a rien perdu pour attendre. Qui a assisté à l’une des représentations de 1977 en parle aujourd’hui comme si c’était hier.

Dans mes « Papiers Vitez », je tombe aussi sur un compte-rendu de Jean-Pierre Léonardini dans L’Humanité qui se conclut ainsi :

« Tous les acteurs témoignent d’une jubilation contagieuse (il faudrait vouer un chapitre entier à leur pratique de la connivence déjouée). Cela valait peut-être la peine d’attendre, dit Léonardini, pour qu’Iphigénie Hôtel soit mis en scène de la sorte. Un Vitez grand V. »

Et un avant-papier dans Le Travailleur d’Ivry (4 mars 77) où l’on lit :

« Nous ne doutons pas que le talent d’Antoine Vitez s’exprime ici dans toute son ampleur, et nous ne pouvons que nous féliciter que le nom même de notre ville soit preuve manifeste de l’aide et par conséquent de l’apport à la création artistique contemporaine de municipalités comme celle d’Ivry. Municipalités conscientes du rôle irremplaçable de la culture dans l’évolution de l’homme, dans sa lutte pour toutes les grandes valeurs humaines. »

Mais il faut préciser que le train s’est formé plus loin encore dans le temps, en 1955, quand Jean-Marie Serreau répétait Les Coréens, ma première pièce. L’un des 5 rôles de soldats membres du Bataillon français du corps expéditionnaire des Nations unies était tenu par le jeune comédien Antoine Vitez, à peine revenu de son service militaire au Maroc, « une immense partouze froide », dit-il. Puis des problèmes financiers ont assailli Serreau, qui a dû suspendre le projet, et quand il l’a repris, Vitez n’était plus disponible. Pour la petite histoire, Planchon à Lyon a pu devancer Serreau de 3 mois pour la création française des Coréens. Ce qui importe ici, c’est que Vitez avait déjà tâté de cette écriture lorsque Iphigénie Hôtel a été publié, 5 ans après, en 1960, dans le n° 39 de la revue Théâtre populaire, revue dont il était devenu entre-temps un collaborateur et, à partir de 62, un membre du comité de rédaction.

Premier nœud ferroviaire dans notre itinéraire croisé, cette parution. De Marseille, où il réside et travaille en tant que comédien et « régisseur littéraire » au Théâtre quotidien de Marseille, il écrit à Robert Voisin, directeur des Éditions de L’Arche et de Théâtre populaire, en novembre 1962 :

« On a oublié de parler de la pièce de Vinaver. Je la trouve excellente. Mais il y a un monde fou. Et il faut une direction d’acteurs de grande qualité. Les nouvelles possibilités du TQM nous permettent peut-être d’y penser concrètement. »

Et le 11 janvier 1963, il m’écrit :

« Je ne doute pas qu’il faille que votre pièce soit montée, en France et à l’étranger, car je la trouve admirable. J’y ai beaucoup pensé, il y a quelques jours en voyant La Villégiature au Théâtre de la Cité de Villeurbanne. Remarquable travail, d’ailleurs. Excellent spectacle. Mais on sent quand même que Goldoni n’avait pas écrit la pièce pour ça, comme ça. La Villégiature de notre époque, c’est Iphigénie Hôtel. En écrivant cela, je me rends compte qu’il s’agit, là aussi, de gens en vacances. Ce n’est pas un hasard sans doute. »

Quinze ans plus tard, deuxième nœud ferroviaire : la représentation à laquelle j’assiste de Catherine à Nanterre. J’écris à Antoine le 1 er février 1976 :

« Catherine, c’est la collision, préparée par toi de longue date, mais voici qu’elle se produit et elle bouleverse, entre le rendu du réel quotidien, hyper-rendu, hyper-quotidien, et le discours le plus constitué. Deux termes, et aucun des deux n’est l’accessoire de l’autre. Les gens qui mangent se parlent, et ce qu’ils se disent, c’est ce discours qui est distinct de toutes les paroles qu’ils pourraient prononcer dans cette situation de bouffe. L’ironie ici est déflagrante, grave, le spectacle est complètement comique. Merveilleuse gaieté depuis l’entrée de la vaisselle, les premiers gestes. Majesté du spectacle, beauté, simplicité, clarté – non pas celle d’une transparence, celle de la lumière que peut émettre un corps opaque. Réinvention de la distance, sans plus de visée didactique. Spectacle qui oblige à la liberté. »

Il a fallu que la rencontre entre lui et moi à la table de Catherine ait été d’une certaine force pour que le directeur qu’il était du Théâtre des Quartiers d’Ivry ouvre sans désemparer le chantier d’Iphigénie Hôtel. Certes, il avait en mémoire la pièce et le désir qu’elle avait suscité. Mais cela aurait pu rester sa vie durant au magasin des désirs et tentations qu’ont en abondance, et lui plus que d’autres, tous les metteurs en scène, alors que là… Il ne s’est écoulé qu’un an, de février 76 à février 77, entre Catherine à Nanterre et la première d’Iphigénie Hôtel à Beaubourg. Dès mars 76, il m’écrit :

« Tous nos projets, pour Iphigénie Hôtel, avancent bien. Le JTN (c’est-à-dire Rosner) prendra part à la production financière du projet. »

Puis, le 1 er avril :

« Reçu aujourd’hui une lettre de Rosner, qui est très heureux de notre projet, et heureux que tu en sois toi-même heureux. J’ai demandé à Yannis Kokkos de travailler avec moi pour Iphigénie Hôtel : la scène, les objets, les vêtements. J’espère aller avec lui, cet été, revoir Mycènes et, comme il dit, le formica grec. »

(À noter au passage que Jacques Rosner, 18 ans après, signera une nouvelle mise en scène de Iphigénie Hôtel au Sorano, Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées dont il était directeur.)

En août, je suis pendant une dizaine de jours l’hôte de la maison Vitez dans les Cévennes, la Nogarède, et là nous établissons, Antoine et moi, la version scénique de la pièce qui sera celle de la création. Les répétitions commencent trois mois plus tard, j’y assiste parfois le soir en sortant du bureau, costume-cravate, ce qui le met en joie, il m’appelle « monsieur Diamant », du nom du PDG, un personnage « off » de la pièce, en déplacement à Bruxelles pour une réunion du conseil d’administration du groupe Estoumaco, Estoumaco pour Essor Touristique du Marché Commun, une multinationale qui a racheté l’hôtel à son propriétaire âgé, monsieur Oreste. La première a lieu le 2 mars 77.

Je citerai, pour terminer, quelques lettres :

Antoine Vitez, le 6 août 77 à la Nogarède.

« Il y a tout juste un an, nous étions ensemble ici, et nous travaillions sur Iphigénie Hôtel. Je garde de ces journées-là un souvenir de bonheur très aigu. »

Antoine Vitez, le 1.1.78. (soit 10 mois après la première à Beaubourg)

« Iphigénie Hôtel est une œuvre très profonde et très belle. J’y songe souvent. J’ai envie – un jour – de la reprendre. Accepterais-tu d’y retravailler avec moi ? Cette idée est un peu “irresponsable”, comme on dit, car je n’ai aucun projet précis. Mais je te la livre telle qu’elle me vient. »

Le 5 janvier 78, je lui réponds :

« Pouvais-je espérer qu’Iphigénie continuerait à travailler, une fois le travail terminé ? Alors oui, bien sûr, ça me passionnerait de reprendre avec toi.

Je commencerai par essayer de te dire – maintenant que, dans mon souvenir, le spectacle a reposé – ce qui pour moi, dans une réalisation qui m’a gratifié et beaucoup révélé, a été de l’ordre de l’erreur, ou de l’empêchement, ce qui a empêché la pièce de plus fortement opérer. » (et s’ensuivent 3 pages d’une analyse critique de la représentation).

À quoi répond Antoine, le 5 février 78 :

« Merci de ta lettre, elle m’est d’un grand secours, en un moment difficile – je t’expliquerai un jour. »

Trois ans plus tard, le 1 er juillet 1981, Antoine Vitez est nommé directeur du Théâtre national de Chaillot.

Il me demande de faire partie d’un comité consultatif de pilotage, ce que j’accepte.

L’année suivante, il invite Alain Françon à créer ma nouvelle pièce, L’Ordinaire, à Chaillot. Françon m’associe à la mise en scène. Première en mars 83.

Voici une lettre d’Antoine du 3 janvier 1986, 5 ans après (sa nomination à Chaillot) :

« Cher Michel,

J’ai dit à Jack Lang que je ne veux pas être administrateur de la Comédie-Française. Il me semble que j’ai autre chose à faire encore, comme disent quelques amis, et cela me fait passer le frisson de la mort sur l’échine, donc, oui, encore. »

Le 16 juin 1988, il accepte, parce qu’il ne peut pas faire autrement, le poste d’administrateur de la Comédie-Française ; il y prouve sa capacité de rebond. Ses réalisations, notamment La Vie de Galilée de Brecht, sont dans la continuité de son projet esthétique et politique.

Dès sa nomination, il me passe commande d’un impromptu pour renouer avec une tradition tombée en désuétude, celle d’une pièce brève écrite spécialement pour être donnée par les comédiens-français le soir anniversaire de la naissance de Molière. Je m’y attelle, et lui livre Le Dernier Sursaut. « Formidable, » me dit-il, « mais telle que je connais la maison, impossible. Une sorte de sacrilège. » La pièce sera publiée par Actes Sud, et mise en scène par Didym à Rungis, mais ne pénètre pas le lieu saint de la salle Richelieu.

La mort frappe Vitez moins de 2 ans après son entrée en fonction, alors qu’il avait encore, mais n’est-ce pas vrai de Molière – qui est mort plus jeune que lui de 9 ans – de Brecht – mort plus jeune que lui de 2 ans – beaucoup de choses à faire ? On peut se dire, et je me le dis, que ça a été son grand privilège de mourir en plein élan. Je crois qu’on a toujours fini, quand on meurt, de faire ce qu’on avait à faire.

 

Michel Vinaver

lu par lui-même le 30 mars 2010 au Théâtre Ouvert